Cet article s’inscrit dans le cadre de notre série « Ecrire le récit de l’aménagement du territoire selon le dérèglement climatique ». Celle-ci est l’occasion de présenter l’approche radicale – relative à la racine, l’essence – indispensable à l’aménagement territorial afin de concevoir celui-ci sous le prisme de notre rapport à l’ensemble du vivant. Notre prise de position est sans équivoque car elle s’aligne sur les constats de l’IPBES et du GIEC qui le sont tout autant : nous devons d’urgence impulser des transformations drastiques dans notre manière de vivre et de concevoir l’espace.

Il fallut que le continent Européen fît face cet été à la pire sécheresse depuis un demi-millénaire [i] pour qu’un début de prise de conscience émerge au sein de la partie de la population qui voyait encore le dérèglement climatique comme un futur désagréable, mais un futur néanmoins. La situation devrait rapidement faire consensus : les écueils touchent déjà notre territoire depuis plusieurs années, le frapperont toujours avec davantage d’intensité et à un rythme plus soutenu. Le constat étant posé et les risques documentés, il convient de mener une véritable politique ambitieuse de rupture et de transformation de nos villes et plus généralement de nos territoires, politique qui aurait pu et dû être mise en place il y a trop longtemps.

Le nécessaire courage politique doit s’accompagner d’un cadre nouveau

L’aménagement du territoire est indissociable de la notion de déterminisme en ce qu’un ensemble de causes et phénomènes est nécessaire à sa détermination. Ces causes et phénomènes sont divers, relevant du climat, de la géographie, des interactions des écosystèmes et bien sûr de l’activité humaine, elle-même déterminée par une multiplicité de facteurs (historiques, techniques, économiques, socio-culturels et politiques). L’ère de la métropolisation et de l’étalement urbain est ainsi indissociable de l’agriculture intensive, de la tertiarisation de l’activité économique, de la domination du libre-échange, de la mobilité facile, tous intrinsèquement liés à l’ère de l’abondance énergétique via les combustibles fossiles. Mais l’aménagement du territoire relève également d’une intervention politique, déterminée par des choix individuels et collectifs et dont les impacts sont immenses sur le long court. Du projet de mandat local à la déclinaison d’une volonté d’un niveau de décision supérieur en passant par les initiatives collectives et individuelles, le façonnement du territoire est un acte profondément politique.

Nous disposons déjà d’une bonne connaissance du contexte déterminant nos marges de manœuvre grâce à la publication de multiples ouvrages et bien sûr du sixième rapport du GIEC. Il devient désormais urgent d’appliquer les bons choix politiques pour adapter notre territoire et nos habitudes si nous ne voulons pas subir les inéluctables aléas déjà bien documentés. Cette adaptation – qui n’a de sens que si elle ne limite pas l’atténuation du dérèglement climatique – doit prendre la forme d’interventions opérationnelles immédiates massives et d’une planification ambitieuse, structurée, avec des objectifs clairement définis afin de permettre une meilleure acceptation des indispensables changements de pratiques et habitudes concernant l’ensemble des acteurs en présence. Si des mesures opérationnelles peuvent se mettre en place rapidement avec l’impulsion politique (désimperméabilisation des sols, végétalisation de zones urbaines, sobriété sociétale, renforcement des mobilités actives, dispositifs de biofiltrations…), la question de la planification se révèle complexe. La multiplication des documents de planification s’est accompagnée d’une approche standardisée[i] et d’enjeux de gouvernance et d’échelle non négligeables. Surtout, le climat constitue encore trop souvent une thématique parmi d’autres dans le cadre de la prospective territoriale, témoignant de la difficulté de nombreuses parties prenantes à prioriser les sujets et à coordonner l’intervention transverse nécessaire à son traitement.

Ainsi, le Plan Climat Air Energie Territorial (PCAET) relève des nombreux documents de planification d’échelle intercommunale et est obligatoire pour les collectivités de plus de 20 000 habitants. Si le SCoT permet de rendre réglementaire une partie du PCAET et que ce dernier a vu son niveau d’opposabilité renforcé sur les PLUi, il se doit d’être compatible avec le SRADDET/SDRIF/SAR et le PPA, et de prendre en compte les objectifs du SCoT. Par ailleurs, l’ordonnance du 17 juin 2020 relative à la modernisation des SCoT a introduit la possibilité d’élaborer des SCoT-AEC (SCoT Air-Energie-Climat) tenant lieu de PCAET. Cette disposition facilite le portage des enjeux climats/énergies par les SCoT puisqu’elle permet l’inscription d’éléments de la stratégie d’un PCAET dans le PAS et le DOO et offre une possibilité de mise en cohérence de la trajectoire de développement du territoire avec le contexte climatique. A contrario, elle prend le risque de reléguer ces enjeux au second plan – et notamment la partie opérationnelle du PCAET – derrière ceux plus traditionnels du SCoT. La configuration actuelle ne garantit donc pas une normativité pleinement adaptée aux objectifs de transition climatique et énergétique en ce qu’elle peut entrainer une approche insuffisamment transversale de ces problématiques (alimentation, modalités de consommation, gestion des ressources…) et une application descendante sans réelle ambition adaptée aux spécificités du territoire.

En l’état actuel, les élus, techniciens et urbanistes disposent néanmoins de leviers d’intervention non négligeables pour impulser la nécessaire transformation de la planification territoriale autour des enjeux climatiques.

Des leviers pour impulser atténuation et adaptation

  • Réduire fortement la consommation d’espace et l’artificialisation des sols

Si le ZAN et la loi Climat et Résilience posent de nombreuses questions, il convient de s’accorder sur la nécessité absolue de réduire drastiquement artificialisation des sols. Qu’importent les moyennes annuelles ou les dynamiques, 276 000 hectares ont été consommés entre 2009 et 2019 en France – l’équivalent du département du Rhône – alors que cela s’oppose à toute logique d’atténuation et d’adaptation au dérèglement climatique. Chaque espace consommé et/ou artificialisé, quelle que soit la nature du projet et sa labellisation, contribue au dérèglement climatique et à ses conséquences. Il est donc urgent de refuser (sauf cas résolument exceptionnel et justifié) tout nouveau projet d’infrastructure routière, d’implantation commerciale en limite de périphéries, et d’appliquer au maximum des opérations de désartificialisation pour répondre aux impératifs de la situation présente, nos territoires vivant déjà à crédit écologiquement.

Selon les spécificités territoriales, l’application du ZAN se révèlera plus ou moins complexe. Les leviers suivants constituent des pistes de réflexion intéressantes bien qu’elles dépassent le seul champ du document de planification :

  • Repenser formes et trames urbaines. Cela implique d’harmoniser programmation, usages, bâti et mobilités pour permettre mixité fonctionnelle, densification et création des polarités autour des infrastructures de transport collectif et d’un réseau majeur de liaisons douces encourageant « l’immobilité » au sein d’une ville ou d’un quartier. Il s’agit de retrouver l’esprit « village » autour des circuits courts, des initiatives et de la production locale. Le réinvestissement des dents creuses, la multifonctionnalité des espaces et l’optimisation du temps d’usage constituent des axes prioritaires ;
  • Assurer la performance énergétique et environnementale, avec des autorisations de dépassement des règles de gabarits ou de densité pour encourager l’investissement dans le bâti existant et notamment réinvestir les 3 millions de logements vacants [i];
  • Mobiliser les divers outils à la disposition des collectivités (appels à projets, ORT, CRTE, PTCE, programme ELENA, taux différenciés de taxe d’aménagement…) pour mener leur développement local sans recourir à l’extension urbaine.

Soulignons un problème concret d’accès à certaines données stratégiques (type de revêtements/toitures/façades, identification de la pleine terre et plus généralement cadastre de zones perméables en milieu urbain) pourtant indispensables à la définition d’une trajectoire ZAN. Cette problématique rend difficile l’utilisation d’outils pourtant précieux comme la déclinaison de coefficients d’emprise au sol et de biotope dans les unités foncières de manière à renforcer la transparence écologique et hydraulique. Le référencement de ces éléments constitue un enjeu majeur, au même titre que l’adaptation des outils réglementaires et juridiques à mettre à la disposition des acteurs.

  • Traduire la sobriété au cœur des projets urbains et des territoires

Honnie jusqu’à récemment, la sobriété est indispensable à la lutte contre le dérèglement climatique. Une crise énergétique, soudaine mais prévisible à terme, nous oblige à nous l’approprier dans notre quotidien. La sobriété est multiple, questionne l’usage des ressources (énergie, eau, sols, matériaux, alimentation…) mais également nos modes de vie. Penser la sobriété interroge l’être et l’avoir, privilégiant le premier au second. Deux enjeux s’offrent alors aux documents d’urbanisme :

–             D’une part un questionnement profond sur l’usage des ressources, tant sur la recherche d’un besoin moindre que d’une circularité, mais également une réflexion sur leur disponibilité et (re)localisation. Il s’agit ici d’interroger l’endroit où l’on vit et notre capacité à y être en harmonie. Nous retrouvons ici la notion de biorégion définit par Peter Berg comme l’« espace géographique formant un ensemble naturel homogène, que ce soit pour le sol, l’hydrographie, le climat, la faune ou la flore. La population fait également partie de la biorégion, mais dans la mesure où elle vit en harmonie avec ces données naturelles et où elle en tire sa subsistance à long terme ».

–             D’autre part, une remise à plat de nos modes de vie, et plus particulièrement la hiérarchisation des valeurs qui font sens et des indicateurs qui participent à être un individu/une société heureuse. En ce sens, elle questionne la société de consommation de biens, et privilégie une économie tournée vers le bien-être et la santé des populations. Cette « économie désirable » décrite par Pierre Veltz constitue un facteur clé pour désarmer l’économie « hyper-industrielle », incompatible avec la sobriété, en s’orientant vers des priorités productives : santé, éducation, alimentation, loisirs, sécurité et mobilités. Cette économie humano-centrée émerge déjà dans des territoires locaux. Il devient nécessaire de la démultiplier.

Les applications de la sobriété, de manière directe ou indirecte, sont nombreuses dans les documents d’urbanisme :

  • Un usage moindre des matériaux de construction, la nature de ces derniers relevant encore souvent du tout béton, en repensant tant les formes du bâti que leur durée de vie. La sobriété questionne également nos formes urbaines, privilégiant jusque-là l’éloignement et la monofonctionnalité pour tendre vers des centralités où chaque espace multiplie les usages que nous pouvons en faire, centralités que l’on pourrait (re)nommer villages qu’ils soient en zone rurale ou urbaine, notion corrélée à la vie en société.
  • La refonte et la restructuration des polarités, leur réhabilitation voire leur transformation constitue un levier favorable pour induire directement ou indirectement de nouveaux modes de vie se devant de favoriser des activités sobres en ressource, déplacement, objet de consommation… mais se devant de renforcer les liens et la dynamique sociale, les échanges et la cohésion. Dans La fin du village, Jean-Pierre le Goff nous racontait comment la place du village – disparue au profit de la télévision du salon familial – avait contribué à lier la société locale. Il mettrait sans doute en exergue aujourd’hui le téléphone dans la chambre de chacun des membres de la famille. Au travers des documents d’urbanisme, il s’agit de reconsidérer la place du village mais également le village en lui-même (à la fois rural et urbain). L’émergence des tiers-lieux, des fablabs, des jardins partagés, des cueillettes à la ferme ou des futurs bars municipaux contribue à favoriser de nouvelles places mais ce fut également le cas des ronds-points d’entrée de ville lors de la crise des gilets jaunes, plaçant le centre du village au sein des vastes zones commerciales.
  • Un usage moindre de l’énergie dans un contexte où la forme urbaine et la forme du bâti jouent un rôle primordial. A cela s’ajoute la nécessaire réduction des surfaces allouées à chaque habitant, de façon à tendre vers les 30m², le corolaire étant de réhabiliter les fonctions alors manquantes dans l’espace public. Les marges de manœuvres sont nombreuses et complémentaires : construction de logements de faible surface, réflexion sur le parcours des ménages, anticipation du vieillissement des populations… Les mobilités seront transformées au sein de ces centralités-villages du fait d’un renforcement des fonctions des espaces/quartiers/villes. La taille du réseau et ses usages seront également adaptés aux principes de sobriété : suppression de l’usage automobile vers les mobilités douces, plateforme de micro-logistique…

Il est évident que la sobriété ne peut être menée sans une réflexion sur l’efficacité de l’usage des ressources, pendant nécessaire à toute politique énergétique et climatique. Si les applications en matière d’efficacité sont nombreuses, elles sont peu ou partiellement interrogées. Au-delà de considérer un besoin inévitable en énergie ou en matériaux, la planification urbaine doit questionner la production de la ressource, sa disponibilité et la circularité de son cycle de vie. La planification locale des filières de production énergétique renouvelable et de matériaux biosourcés ou géosourcés doit trouver toute sa place dans le document d’urbanisme : type et localisation des systèmes de production (énergies renouvelables, carrières, forêts, …), localisation des systèmes de transformation (usines, ateliers, chaudières, …), systèmes de stockage et de recyclage des déchets (déchetterie, ressourcerie, EIT…). Les documents d’urbanisme doivent également faire émerger une réflexion autour des matériaux nécessaires à nos futurs modes de vie en favorisant une production locale : terres rares pour nos besoins énergétiques et numériques par l’ouverture de carrières par exemple.

Réduire drastiquement l’artificialisation des sols et l’expansion urbaine est en réalité étroitement lié à la notion de sobriété : il s’agit d’interroger notre consommation du foncier et même notre usage de l’espace, en ce qu’il constitue une ressource finie, non seulement pour l’être humain mais aussi pour l’ensemble du vivant. Cette ressource, lieu d’interaction entre un nombre considérable d’espèces, est ainsi à préserver.

Yohan Gaillard & Florentin Fesnin