Cet article s’inscrit dans le cadre de notre série « Ecrire le récit de l’aménagement du territoire selon le dérèglement climatique ». Celle-ci est l’occasion de présenter l’approche radicale – relative à la racine, l’essence – indispensable à l’aménagement territorial afin de concevoir celui-ci sous le prisme de notre rapport à l’ensemble du vivant. Notre prise de position est sans équivoque car elle s’aligne sur les constats de l’IPBES et du GIEC qui le sont tout autant : nous devons d’urgence impulser des transformations drastiques dans notre manière de vivre et de concevoir l’espace.

Des leviers pour impulser atténuation et adaptation

  • Repenser et renforcer la nature

Le renforcement de la qualité des fonctionnalités écologiques au sein des documents d’urbanisme pour la préservation du vivant est impératif. La perte de la biodiversité, décrite par l’IPBES, est considérable et ne relève pas uniquement du dérèglement climatique : exploitation, dégradation, perte et changement d’habitat, espèces ou gènes invasifs, pollutions ou encore maladies. Directement ou indirectement, l’espèce humaine est responsable de façon systématique de cette dégradation.

Face à l’urgence, les solutions envisagées jusque-là n’ont pas suffisamment fait leur preuve à quelques exceptions près. Ainsi, l’IPBES recommande à l’issue de la COP15 que 30% de nos territoires soient protégés, dont 30% strictement. Ces objectifs ont été traduits dans le Plan National de la Biodiversité et la Loi pour la reconquête de la biodiversité, de la nature et des paysages. A ce titre, la France s’est dotée de nouveaux parcs nationaux, de parcs naturels régionaux et de réserves nationales ou régionales. Des projets, d’ordre privé, associatif ou citoyen émergent : les Réserves de Vie Sauvage portées par l’ASPAS, les diverses initiatives de création de personnalités juridiques de vastes écosystèmes (Loire, Rhône…) ou le projet de forêt primaire en Europe de l’Ouest de Françis Hallé. Toutes ces initiatives ont le mérite d’exister mais participent insuffisamment à la protection de la biodiversité d’autant que les ambitions sont parfois réduites (activités de chasse et tourisme possibles en cœur de parc national de Forêt ou création de protection dans des espaces présentant d’ores et déjà peu d’activités humaines comme les Terres Australes). Ces démarches interrogent notre relation à la nature, résumée de manière provocante par Philippe Descola lorsqu’il demande « faut-il en finir avec la nature ? », dans le sens où celle-ci serait opposée à la culture, définit comme la nature de l’homme. Deux conceptions interfèrent alors : faut-il des espaces exclusivement dédiés à la nature et d’autres exclusivement réservés à la culture ou faut-il assurer un juste équilibre, partout, où culture et nature s’imbriquent ? La pensée américaine tend vers la première alors que la pensée européenne tend vers la seconde mais partout, il apparait une nécessaire conciliation des deux modes de pensées, selon la richesse des écosystèmes. C’est en ce sens qu’il faut entendre les recommandations de l’IPBES : 30% dédiés à la nature et un équilibre certain entre nature et culture pour les 70% restants.

Deux postulats sont alors à questionner dans les documents d’urbanisme à travers les trames vertes et bleues et dans les OAP Biodiversité, devenues obligatoires récemment :

  • Identifier localement des secteurs de protection dont une partie strictement préservée de toute activité humaine (pêche, chasse, tourisme, aménagement, activités agricoles et sylvicoles, …) En hiérarchisant la valeur écologique des milieux, les trames vertes et bleues vont dans ce sens. Aux documents d’urbanisme de préserver cette richesse aussi fortement qu’ils préservent la qualité et le cadre de vie dans les réservoirs d’humains : villes, villages et hameaux. Il s’agit de veiller à autoriser et interdire les activités pour répondre à l’enjeu primordiale d’une stricte protection dans ces espaces et de créer du « sauvage », là où nous, humains, avons développé du « naturel » ;
  • Maintenir voire renforcer la qualité écologique des écosystèmes gérés par l’homme -impunément dits naturels pour beaucoup (espaces agricoles, espaces littoraux, espaces côtiers, espaces forestiers, espaces fluviaux et humides, espaces montagnards…) – qui constituent la grande majorité des écosystèmes métropolitains et qui s’avèrent souvent mal-pensés en matière de gestion de l’équilibre entre humain et le reste du monde vivant. Les applications dans les documents d’urbanisme sont limitées mais ceux-ci doivent au moins assurer la préservation des éléments et milieux remarquables de ces espaces : haies, mares, bois, zones humides, glaciers, cours d’eau… Ils doivent par ailleurs assurer leur restauration en permettant la suppression des éléments de fragmentation des corridors écologiques et des réservoirs de biodiversité et en permettant les aménagements et travaux nécessaires. En complément, cette imbrication homme-faune-flore doit se traduire dans les espaces interstitiels du tissu urbain en favorisant grandement la nature en ville, et faire de ces réservoirs d’humains, des espaces moins fragmentant.

La crise climatique renforcera la crise de la biodiversité en fragilisant toujours plus les habitats d’une faune et d’une flore déjà mal en point. Atténuer le réchauffement climatique limitera la pression et les fragilités de la faune, de la flore et des milieux naturels. Recherche de sobriété et de moindre consommation et artificialisation des sols constituent des leviers complémentaires à la qualité des fonctionnalités écologiques. Les réponses soulevées dans les chapitres précédents participent fortement à l’atténuation de la crise climatique, bouleversement systématique et structurel par excellence, qui impacte autant l’homme que la faune et la flore qui lui sont liés.

  • Vivre avec un cycle de l’eau impensé

Des niveaux marins plus élevés, une eau de mer plus acide, une masse nuageuse plus importante, des sols plus secs, des étiages plus importants, une saisonnalité pluviométrique recomposée, des nappes phréatiques de moindre capacité et pour certaines salinisées, des glaciers fondus… Ce sont autant de bouleversement que le cycle de l’eau subit et subira. L’incertitude du climat qui vient, que le GIEC présente au travers de 3 scénarios majeurs – le plus réaliste étant le plus pessimiste – nous conduit à devoir penser l’imprévisible, l’inimaginable en un temps réduit, notre capacité à vivre avec une ressource encore plus précieuse, source de vie et de dangers. Les conséquences pour l’Homme sont nombreuses : inondation par ruissellement, par débordement ou par submersion, raréfaction de l’eau potable, érosion des côtes, des falaises et des sols, épuisement des eaux prélevées, dégradation des milieux aquatiques et humides… Les activités humaines seront inévitablement bousculées : santé, agriculture, pêches, tourisme, industries, production énergétique…

Quatre problématiques s’offrent aux documents de planification urbaine : disposer d’une gestion sobre de la ressource, renforcer l’infiltration sur tout le territoire, améliorer qualitativement les eaux et prévenir les risques naturels.

  • La ressource en eau reste inchangée sur la planète et ceci, quelles que soient les dynamiques climatiques. Cependant, les formes qu’elle prend évoluent, stockée sous forme liquide, solide ou gazeux, tout comme sa répartition dans le temps et l’espace. En France, le climat qui tend à émerger est de type méditerranéen humide dans le Nord et sec dans le pourtour méditerranéen. Ces nouvelles conditions induisent de reconsidérer le stock d’eau disponible dans l’espace et le temps et interrogent les moyens de gestion et les usages. Si les documents d’urbanisme ne peuvent répondre à l’ensemble des changements attendus (ceux liés aux besoins et aux usages particulièrement), ils doivent prioriser les aménagements assurant une gestion sobre de la ressource en eau. Ils doivent ainsi autoriser les aménagements à même de renforcer le stockage naturel ou anthropique de l’eau et restreindre les aménagements à même de renforcer son évaporation. A l’échelle de l’habitat, les documents d’urbanisme doivent, à minima, participer à la réflexion sur le bon usage de l’eau au sein des foyers. Ils doivent interroger les circuits d’eau en termes de ressources (eau potable et eau non-conventionnelle), de linéaire (rapprochement des sources de chauffage des équipements de consommations (salle de bain, cuisine, …) et circularité du réseau de façon à réemployer plusieurs fois les eaux au sein du foyer.
  • Nos sociétés ont développé une expertise considérable en matière de gestion du cycle de l’eau au travers des SDAGE, SAGE et des Commission Locale de l’Eau de façon à répondre à l’ensemble des besoins humains. Celle-ci a produit un réaménagement conséquent du cycle de l’eau sur l’ensemble de nos territoires. Nous avons ainsi façonné nos territoires pour favoriser rapidement l’évacuation des eaux d’hiver et d’automne pour des raisons de salubrités publiques et de développement économique. Ceci s’avère tout aussi vrai dans les territoires pluvieux que dans les territoires secs. L’évolution du régime de précipitation annuel en conséquence de la crise climatique doit conduire à reconsidérer cette logique de façon à ralentir le cycle de l’eau et ainsi permettre à l’eau d’être infiltrée pour un stockage renforcé. Cela concerne tout autant le stockage à l’air libre, l’asséchement des parcelles agricoles et marais que l’aménagement hydromorphologique des cours d’eau. Les documents d’urbanisme doivent favoriser partout un contact le plus important possible entre le sol et la goutte d’eau. Cela porte autant sur la désimperméabilisation des sols, l’autorisation de travaux permettant un réseau hydrographique le plus naturel possible et la restriction des aménagements renforçant les débits d’eau et leur écoulement plus rapide vers les mers et océans. Cet enjeu constitue l’un des leviers majeurs pour le stockage d’eau dans les masses souterraines et ainsi répondre pour partie aux prélèvements nécessaires.
  • De manière paradoxale, la recherche d’une certaine lenteur du cycle de l’eau dans un contexte de réchauffement global des températures porte un risque en matière de santé humaine, de fonctionnalité écologique et de bien-être. L’éventuelle stagnation des eaux attendue par une telle politique pourrait être source d’eutrophisation, de développement de vecteurs pathogènes par l’intermédiaire de moustiques, de non-conformité des eaux de baignades et de nuisances (odeur, cadre de vie dégradé, surpâturage…). Ces évolutions climatiques pourraient donc aggraver la qualité des masses d’eau, déjà fragilisées par de multiples facteurs anthropiques : intrants, eaux usées, pollutions diffuses, prélèvements superflus … Il s’agit alors de définir une stratégie de juste équilibre entre ces enjeux par la réduction importante des facteurs de dégradation de la qualité de la ressource et la recherche d’un écoulement maintenu des masses d’eau. Les documents d’urbanisme devront assurer le maintien des ensembles paysagers et aménagements à même d’assurer, souvent de manière indirecte, cette bonne qualité des eaux (adéquation entre équipement d’eaux usées et développement urbain, préservation des berges d’un surpâturage ou surtourisme, maintien des espaces arborés et des zones humides…). La recherche de masses d’eau de qualité assurera également la possibilité de rouvrir un certain nombre de captages, fermés pour cause de pollution, à même de répondre dans les années à venir à un éventuel déficit en eau potable. Les documents d’urbanisme doivent pouvoir les recenser et assurer leur préservation pour les décennies à venir.
  • Les risques naturels – qu’ils contribuent à des inondations, des mouvements de terrain, de cavités souterraines ou d’aléas retrait-gonflement des argiles – sont fortement corrélés à l’eau. Les inondations évolueront au fur et à mesure de l’élévation du niveau de la mer, du régime pluviométrique et de sa saisonnalité tandis que la structure des sols et sous-sols évoluera au fur et à mesure du dégel en zone montagneuse, de l’intensité et de la fréquence des périodes humides et sèches et de la capacité des eaux à s’infiltrer. Faisant le constat que la connaissance actuelle est limitée voire inconnue – les plans de prévention offrent une réglementation sur 10 ans – alors que la stratégie élaborée aura des conséquences sur plusieurs décennies, il est impératif que les documents d’urbanisme définissent une stratégie de résilience territoriale long termiste, évitant d’une part l’installation de nouveaux foyers  en zone à risques non urbanisés, connues ou supposés, et d’autre part, l’aménagement des zones déjà urbanisées présentant des risques connus ou à venir. Dans les cas les plus extrême, il s’agit d’élaborer une stratégie de repli qu’il convient de penser à la fois pour les zones qui seront submergées mais également pour les zones qui seront inondées par crues ou ruissèlement, par mouvements de terrain ou en cas de présence de risques majeurs en matière d’argiles ou cavités. Cette stratégie de résilience territoriale interroge également les aménagements à venir en matière de moindre risque pour les populations. Deux politiques s’affrontent : le renforcement/développement d’ouvrages ou l’adaptation écologique/paysagère des ensembles naturels, amoindrissant les risques. Moins connus, la seconde solution tend à se développer au travers du terme « Solutions Fondées sur la Nature ». Des expériences comme Adapto portée par le Conservatoire du Littoral, font état de l’acceptation par les populations du caractère inéluctable du changement. Il ne s’agit plus d’éviter le risque comme le proposaient les digues, barrages ou consolidation des berges et littoraux mais de l’amoindrir.

La gestion du cycle de l’eau est un équilibre fragile consistant à allier les considérations de santé publique, économiques et environnementales, un équilibre qui a fait ses preuves jusque-là lorsque la ressource était relativement prévisible et disponible. L’incertitude induite par le réchauffement climatique et ses conséquences sur le cycle de l’eau oblige tous les acteurs à redéfinir une logique nouvelle, allant parfois à l’opposé des aménagements qui pour beaucoup ont plusieurs décennies voire siècles telles que l’aménagement des grands marais. Au travers des SAGES, mais également des documents d’urbanisme, les territoires doivent réinventer leur relation à l’eau.

La transformation de notre rapport à la nature et à l’eau est un pilier fondamental de la transformation indispensable de l’aménagement territorial. Les écosystèmes, loin de constituer des ressources à user selon notre bon vouloir, sont des ensembles complexes d’êtres en interaction permanente dans des biotopes spécifiques. Ils constituent une richesse vitale à notre existence. 

Partager un récit de la transition de nos territoires

L’application et la mise en œuvre des mesures réglementaires et incitatives évoquées dans les parties précédentes ne pourront se faire sans une cohérence d’ensemble et la compréhension de tous quant à la nécessité de ces changements. Pour cela, il convient de remettre le récit au cœur de la prospective territoriale afin de définir un futur désirable sous le prisme de la sobriété, en repensant notre rapport au sensible, au territoire et au vivant. Cela nécessite une vision d’ensemble des enjeux, une réelle considération des risques futurs de l’état actuel et à venir, du climat et de la biodiversité, une connaissance approfondie des solutions potentielles, une législation adaptée et un certain courage politique pour prioriser les problématiques. Un courage d’autant plus grand qu’il convient de décider de l’aménagement de nos territoires dans un contexte incertain, où ce qui nous environne (climat, géologie, hydrologie…) sera profondément bouleversé, bouleversant à son tour ce que nous avons construit, aménagé et vécu. Faisant le constat que la connaissance actuelle des risques est laborieuse, une formation sérieuse et urgente à ces enjeux apparait alors comme absolument indispensable. La question de l’intégration d’une approche plus transversale dans la formation académique des acteurs – publics comme privés – des politiques d’aménagement territorial se pose également, tant les questions géologiques, hydrologiques, agronomiques, énergétiques et géographiques impactent nos métiers.

Une implication renforcée et sérieuse des citoyennes et citoyens est également nécessaire. Ils partagent leur expertise de terrain et s’inscrivent dans ce mouvement de fond où chaque partie prenante doit comprendre et agir en conséquence. Le format des conventions citoyennes, initiées à divers échelons, du national au local en passant par le régional, présente un triple avantage. Elles assurent une certaine représentativité de la population et permettent la définition d’un récit commun, tentant d’éviter ou à minima réduire les injustices sociales. Elles permettent de partager la connaissance entre et auprès de toutes et tous et de tendre vers la constitution d’un groupe de porteurs et porteuses de parole mais également d’ambassadeurs et d’ambassadrices auprès du reste de la population.  Enfin, ces conventions citoyennes ont pour ambition d’assurer la constitution, le partage et la diffusion d’une vision à moyen ou long terme. Cette vision, issue d’initiatives bien souvent volontaires, peuvent ainsi servir de légitimation politique ou bien de véritable levier pour la constitution d’une vision stratégique. Le fruit de ces conventions citoyennes ne peut toutefois s’incarner que sous réserve d’être mis en cohérence avec le récit politique, ou porté par celui-ci.

Cette politique d’aménagement dans un contexte climatique incertain ne peut fonctionner qu’avec un bouleversement idéologique drastique et généralisé. Et si, comme le soulève Ailton Krenak, quasi-anthropologue inversé à l’heure où l’Amazonie devient savane, notre société moderne était en incapacité de s’adapter faute de résilience, de résistance ? On parle par facilité de changements comportementaux, mais bien plus encore les changements systématiques et structurels sont indispensables. Ce bouleversement s’avère pourtant indispensable pour garantir un maximum de la stabilité qui nous sera enlevée par les événements climatiques extrêmes et leurs conséquences diverses. Seules 10 000 années de stabilité climatique et une abondance d’énergies fossiles bon marché ont permis l’avènement de la société tertiarisée et de consommation que nous connaissons aujourd’hui. Le 21ème siècle marquant la fin ces deux conditions, il n’est guère d’alternative que de construire un autre modèle : nous ne sommes ni plus ni moins qu’à la fin d’un cycle.