Article rédigé par Maxime Vicens – EXP Architectes
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La commande
En 2010, l’agence EXP architectes et Citadia sont retenus pour réfléchir à l’avenir d’un PRU. C’est un quartier d’habitat social des années 50 habité par 12000 habitants dont 37% de chômeurs. Le tissu urbain est moderne, tours et barres se débattent dans un espace inscrit entres infrastructures ferroviaires, hypermarchés et voies de transit ponctuées de ronds-points. Un projet a déjà été développé et partiellement réalisé par une autre agence, mais le maître d’ouvrage ne semble pas satisfait de la manière dont va se terminer ce projet urbain et consulte trois agences pour réfléchir à cette ultime étape. Il s’agit donc de proposer des solutions pour achever dignement ce projet de renouvellement, tout en initiant l’ère post-ANRU. Des dizaines de millions d’euros sont déjà dépensés, des démolitions de logements, des reconstructions, la construction de nouveaux équipements, des réhabilitations et des chantiers d’espaces publics en cours. Une question taraude pourtant chacun en arpentant le quartier : et alors ? Où est le projet ? Les grues sont là, les nouveaux bâtiments sont là mais le projet reste illisible. Le quartier reste inchangé. L’étude peut commencer.
Le périmètre d’étude proposé dans le cahier des charges est taillé à l’intérieur du périmètre ANRU, entre deux voies, où se jouent, selon nos maîtres d’ouvrage « les enjeux majeurs » du PRU. Il s’agit de voies de transit depuis lesquelles un grand nombre de non résidants du quartier peuvent observer la détresse dans laquelle ce dernier est confiné. La vitrine du quartier étant ainsi identifiée, à nous d’expliquer comment la rendre « vendeuse », ou plus poliment, comment la rendre plus urbaine. Cette commande très «ANRU» nous dérange, on semble vouloir déguiser la pauvreté plutôt que de traiter les causes du problème, dont par exemple, le processus de concentration de cette pauvreté. Plusieurs interprétations s’offrent à nous pour tenter de comprendre la question. « Cynisme » : le projet a capoté, comment maquiller l’ensemble pour sauver les meubles ? Ou « clairvoyance » : le projet a capoté alors comment, en redorant la vitrine du quartier pourrons-nous favoriser l’émergence d’une mixité sociale par le haut ?
Bref, lors de cette première lecture du cahier des charges, nous nous demandons comment métaboliser cette curieuse commande sur laquelle nous allons être trois équipes à réfléchir.
Traiter les lieux, s’occuper des gens
Au moment où commence l’étude, et au fil de nos visites sur site, nous échangeons sur des passages du livre « Faire société » du sociologue Jacques Donzelot « Autant, aux Etats-Unis, tout s’ordonne autour de l’idée de la remise en mouvement des gens, autant la politique française organise ses lignes de forces autour de l’idée de restaurer ou d’instaurer, selon les lieux, une continuité de l’espace, une homogénéité de la ville, de contenir son extension, de la resserrer sur elle-même, de refaire la ville sur place »
Ce qui renvoie, entre autre, à l’alternative « people & place », aux politiques américaines de la ville et à la question : traiter les lieux et/ou s’occuper des gens ? Question que nous nous sommes immédiatement posées pour le quartier. La réponse est lourde de responsabilité : si la seule action à mener l’est sur les lieux cela signifie que les cités à problème le seraient essentiellement pour des raisons de dysfonctionnements spatiaux, l’urbaniste serait un créateur de ghetto.
C’est un fait que peu ont réfuté. A l’exception de quelques architectes qui se sont positionnés, en pointant les qualités urbaines des grands ensembles : des usages d’une grande richesse, l’aberration de la plupart des démolitions ou le caractère patrimonial de certains quartiers, la majorité a plutôt accompagné un mouvement général : le mal vient de l’espace. L’apogée de cette posture fut la création de l’ANRU en 2003, l’anéantissement du tabou de la démolition : une manne intarissable pour des bétonneurs repus et des architectes affamés, unis détricoteurs de ghettos.
Ainsi l’ANRU fut l’aboutissement d’une sorte d’intuition partagée entre les politiques et les architectes, les premiers pour se disculper d’être d’une quelconque manière responsable de la situation sociale dans les grands ensembles, les autres pour s’auto-flageller patiemment en attendant les missions. La suite est connue, des bâtiments dynamités c’est flatteur, les choses semblent bouger, l’espace se prosterne, il est vaincu et va rendre à ses habitants tout ce bonheur qu’il aurait dû leur donner depuis si longtemps.
Or, cela peut être considéré comme un truisme mais il faut pourtant le rappeler, l’espace ne porte pas intrinsèquement la solution des problèmes de renouvellement urbain. Il faudra pourtant attendre les émeutes de 2005 pour atteler une remorque social à l’ANRU (l’ACSE : Agence nationale pour la cohésion sociale et l’égalité des chances) et se dire que le traitement des lieux est une solution partielle.
Cela étant dit, sommes-nous si loin des idéaux des architectes du Mouvement Moderne qui parlaient d’un déterminisme spatial qui allait rendre l’homme bon et heureux, lorsque nos confrères prétendent la même chose en dynamitant le travail de leurs prédécesseurs ?
Désarticulation de l’urbain et du social
Après 2005 apparait donc l’ACSE, et l’idée de « faire du social » retrouve un intérêt, en périphérie du débat certes, mais un intérêt notable. C’est une bonne nouvelle mais le drame est pourtant déjà consommé, en banlieue, la génération ANRU a raté le train et écope un développement social à la traine du développement urbain. Avec de surcroit, une articulation souvent inexistante entre les deux. Ainsi, après plus de vingt ans de Politique de la Ville, le retour d’expérience est navrant, de master-plans colorés en objets architecturaux douteux.
Le sentiment de partir du mauvais pied nous a donc taraudés sur ce quartier, convaincus que le développement social aurait dû être un préalable, et même le fondement du projet urbain, et qu’à travers cette idée le communautarisme pourrait devenir un vecteur du développement social. Telles sont les intuitions de départ établies par Julien Meyrignac et confortées par les recherches de Jacques Donzelot.
Le développement social : mettre les gens en mouvement sur le quartier, ou plus modestement, s’appuyer sur les forces locales car nous arrivions trop en aval pour prétendre davantage. Fonder des propositions en synergie avec ces forces (associations en tous genres, formelles ou informelles), c’est l’objectif que nous avions en allant rencontrer les animateurs sociaux, les jeunes, les enseignants, en visionnant les films tournés sur le quartier. Objectif : projet par le bas et hyper-contextualité. Ma posture d’architecte a été claire : ce quartier a assez peu besoin d’une énième couche de projet, il a besoin d‘un dessein. Un dessein que je sentais dans l’air, un mouvement déjà partiellement dessiné, au moins par certains habitants…
« Tout le monde peut s’en sortir, aucune cité n’a de barreau » Booba
Refus du projet par le bas
Parmi les usages et appropriations dont je faisais l’inventaire à l’aide de différents habitants, l’une d’elle m’a particulièrement marqué. Un marché musulman « non officiel » s’installait spontanément chaque année sur un délaissé du quartier en période de ramadan. Une association a, sur ce constat pris les choses en main afin d’offrir à cet usage constaté l’espace public qu’il méritait. Non pas en remontant ce dessein aux politiques lors d’une réunion de concertation, mais en proposant aux habitants (leurs voisins) de fabriquer eux-mêmes l’espace public qui accueillait les marchands. Une série de mosaïque fut donc posée par les riverains, dessinant des motifs au sol, calepinage spontané animant la nouvelle « place du marché ». Autrement dit, un exemple singulier, et inédit d’espace public auto-construit.
Ce chapitre de l’histoire peut paraître anecdotique, or pour nous il est intense : tout y est ! La remise en mouvement, la prise en compte de l’existant, des usages, « un projet par le bas », et in fine et seulement in fine, l’aménagement spatial. Tout est là et de surcroit avant l’élaboration du PRU mais…… comment fut alors reçue cette aventure par les acteurs du renouvellement urbain ?
Blasphème ! Péché républicain absolu : l’intervention spontanée et communautaire n’a pas sa place dans le processus administratif de renouvellement urbain. L’Etat préfère la participation citoyenne « dirigée », comme par exemple ces « jardins familiaux et/ou partagés » que les technocrates célèbrent et promeuvent car porteurs d’une image riche : celle du lien social au forceps, celle de la peine à laquelle est condamné le vaincu.
Epilogue de la placette en auto-construction : elle a été violée par les massifs de béton supportant le panneau de chantier du PRU. Le travail des habitant a été détruit et son usage perdu. Vive la république. Vive la France.
Donzelot encore « Remettre les gens en mouvement, les amener à construire une communauté, faire de la force de celle-ci le moyen d’augmenter les forces de chacun : voilà la réponse américaine à la crise urbaine. Cette réponse s’appuie sur l’idée simple selon laquelle il convient d’abord de faire confiance aux gens, ensuite de leur apprendre à se faire mutuellement confiance et enfin de permettre à chacun de reprendre confiance en lui-même grâce à l’appui de tous. Peut-on parler de communautarisme pour caractériser cette politique ? On voit bien qu’il s’agit de travailler sur la forme communautaire plutôt que de l’ériger en réponse toute faite à la crise urbaine »
Créer des passerelles entre les communautés ethniques ou religieuses et la communauté civique, afin d’éviter que chacune des communautés ne nie l’autre, et ne s’enferme. C’est une piste qui ne contredit pas la possibilité d’appartenance citoyenne à la nation, il nous semble même qu’elle peut en être le catalyseur.
Etre ou ne pas être
Appliqué au cas concret de ce quartier, nous nous sommes interrogés sur quoi fonder un projet qui, semble-t-il, avait raté son ancrage, négligé son articulation au social : que faire ? Se remettre à croire que notre duo d’urbaniste et d’architecte peut changer la donne (énergie du désespoir) ou ne rien faire (c’est à dire faire si peu) ? Se draper d’utopie ou ne pas répondre ?
Nous avons finalement fait les deux :
– Une proposition d’aménagement « héroïque » sur le centre de gravité du quartier, la création de vraies rues et de vrais îlots, un projet qui ne résidentialise pas, un projet qui désenclave de l’intérieur, un projet qui densifie sans démolir, un projet qui polarise. Un beau projet, énième proposition spatiale sur le secteur. Avec, cerise sur le ghetto, une densification qui permet de développer une stratégie d’assainissement de l’économie urbaine pour passer de la logique de guichet de l’ANRU à une logique de projet, créateur de richesse. Avec la ZAC comme outil post-ANRU de co-production de la ville ordinaire, ou comment anticiper la vie d’après les subventions.
– Une autre proposition « péteuse » sur un second secteur en entrée de quartier, un rond-point cernée par les flux, des arrières, des parkings de deux supermarchés sur le point de s’étendre, des parkings résidentialisés en pied de barre. Notre proposition ? Ne surtout rien faire car ce n’est pas là qu’il faut investir les modestes ressources dédiées au renouvellement urbain.
Epilogue
Faire l’urbaniste, répondre poliment à la question, et s’autoriser une mini-proposition provocante à la marge du projet (juste de quoi s’en sortir la tête haute), cela n’a jamais été notre posture.
Pour porter une forme de vérité, pour rendre justice aux quartiers et à leurs habitants, il faut prendre les maîtres d’ouvrages et otages et s’exprimer radicalement. Du moins, tant qu’on nous invitera à le faire.
Nous sommes donc allés au bout.
Et notre projet a créé un débat qui aurait dû être fertile mais s’est avéré improductif en raison des intérêts économiques divergents des acteurs du PRU. Ce que nous proposons est vertueux et les décideurs se sont unanimement accordés à reconnaître que c’est ce qu’il faudrait faire. Mais ce n’est pas ce qui va être fait : priorité accordée aux exigences des promoteurs, récipiendaires des objectifs de mixité sociale par le haut. Il faut faire du simple, du modeste, du banal, pour agglomérer en un même lieu la pauvreté d’hier (les habitants du quartier) et celle de demain : les déclassés, les français moyens condamnés à une misère qu’ils ne voient pas venir, le regard rivé sur le petit écran plutôt qu’à la fenêtre.
Nous nous sommes émus de cette fin si tragique.
On nous a remerciés pour la qualité de notre travail.
Nous reviendrons.
Maxime Vicens
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