Omniprésente dans la culture populaire, la ville étasunienne incarne le symbole de la modernité. Pourtant au-delà de l’image hollywoodienne, elle est aussi soumise à de profondes transformations qui interrogent son modèle de développement.

Clément Boisseuil, Docteur en Sciences Politique au Centre d’études Européennes de Sciences Po Paris, spécialiste des questions de transformation urbaine des quartiers populaires en Europe et aux Etats-Unis, revient pour nous sur les enjeux à venir des villes aux Etats Unis.

 

Lorsqu’on évoque les villes étasuniennes, elles renvoient toujours dans l’imaginaire collectif à de grands gratte-ciels et une série d’échangeurs autoroutiers, une image très exotique pour un européen. De ce point de vue peut-on parler d’une ville étasunienne par rapport aux villes européennes ?

Il existe un modèle d’organisation de la ville étasunienne particulier qui s’oppose de ce point de vue que l’on connait en Europe.  Ces villes sont relativement récentes et contrairement au modèle « centre périphérie » des villes européennes, elles se distinguent par leur forme plus concentrique. C’est le modèle de développement, qu’a théorisé Ernest Burgess dans lequel la ville Etasunienne se construit en une série de cercles concentriques. Schématiquement, la ville américaine comprend une aire centrale correspondant au quartier d’affaire, entourée d’un territoire plus ou moins dégradé et occupé par les minorités ethniques et les immigrés, puis une autre zone plus résidentielle où se retrouvent les classes ouvrières et moyennes. Passé ces trois secteurs, s’étendent les tissus pavillonnaires reliés entre eux par des axes autoroutiers. Au-delà de cette approche territoriale, la ville américaine se caractérise par son caractère dual. C’est-à-dire qu’elle opère une ségrégation très nette des fonctions et des habitants en fonction de leur statut social et de leur origine ethnique.

Le schéma de la ville concentrique renvoie aux travaux des sociologues des années 1930 et s’ils étaient représentatifs de la réalité à cette époque, les choses ont beaucoup évolué. Comment un chercheur en 2017 perçoit et analyse les évolutions des villes depuis cette période ?

La ville américaine s’est développée sur un modèle fordiste, c’est-à-dire qu’elle est le lieu de concentration des activités industrielles de la fin du XIXème siècle jusqu’aux années 1940. Les villes du Nord du pays qui formaient l’ancienne « Manufacturing belt » (ceinture industrielle) comme Chicago et Détroit, en sont les meilleurs exemples. Durant cette période les villes se développent autour de deux axes : un grand dynamisme économique associé à une forte immigration qui constitue le deuxième facteur d’extension urbaine du pays. Les métropoles de la côte Est, comme New York et Boston accueillent une immigration internationale notamment venue d’Europe qui se regroupe dans les quartiers centraux souvent insalubres. Les villes du Nord Est, quant à elles, reçoivent une immigration domestique constituée essentiellement de populations noires du Sud fuyant la ségrégation.

L’entassement de ces populations immigrées et précarisées dans les centres villes représente rapidement un enjeu pour les pouvoirs publics. L’absence de services publics de qualité et la pénurie de logements créent un climat social extrêmement tendu : criminalité très élevée, conditions socio-sanitaires extrêmement préoccupantes etc. Cela pousse les municipalités et l’Etat fédéral à réagir en lançant les premières mesures d’aide au logement avec les programmes de « fair housing ». C’est dans ce contexte de crise urbaine que se constituent de véritables machines politiques autour de la figure du maire. Les maires deviennent de véritables « boss » sur un modèle digne d’Al Capone appuyant leur autorité sur un système fait à la fois de corruption des contrats publics, mais aussi de clientélisme à destination des populations les plus pauvres pour acheter la paix sociale.

A partir des années 1940, la ville américaine entre dans une deuxième phase d’évolution. Depuis les années 1930 la part de la population américaine résidant dans les banlieues (« suburbs ») ne cesse d’augmenter. L’image des centres villes se détériore auprès des classes moyennes pour devenir le synonyme du lieu de perdition, qui profite au discours en vogue dans les milieux intellectuels sur l’importance du cadre de vie et de la nature en ville qui permet de valoriser la banlieue. Dans ce contexte, L’Etat fédéral essaye de desserrer la pression qui pèse sur les centres urbains en crise, en poussant à l’accession à la propriété individuelle dans des pavillons en périphérie pour les classes moyennes grâce à une politique de taux d’intérêt attractifs. Grace au développement du réseau autoroutier financé par des fonds fédéraux, et à la démocratisation de l’automobile, toutes les conditions sont réunies pour provoquer un phénomène massif d’étalement urbain. Les classes moyennes rejoignent donc progressivement au cours des Trente Glorieuses les classes supérieures qui depuis la fin du XIXème siècle (sauf pour certaines zones de Manhattan ou de Boston et Chicago) occupaient déjà ces secteurs… Cette nouvelle banlieue se caractérise par un habitat de faible densité, marqué par les migrations pendulaires quotidiennes des travailleurs vers les centres villes. Ce schéma perdure jusqu’aux années 1980-1990.

Avec la mondialisation, on voit s’accentuer à la fin des années 1990 l’opposition entre ville moyenne et ville globale. Les grandes villes internationales comme New York ou San Francisco concentrent les fonctions de direction économiques, politiques, financières et culturelles tandis que les villes moyennes se voient relayées en périphérie et échappent aux flux mondiaux.

Cette période de transformations est propice à une réflexion qui accouche sur la théorisation d’un « nouvel urbanisme », qui cherche à promouvoir une nouvelle forme d’aménagement du territoire à la fois en luttant contre l’étalement urbain et en déghettoïsant les centres villes par la promotion de la mixité sociale, culturelle et socioéconomique. Toutefois ce « nouvel urbanisme » n’a pas abouti sur un modèle unifié de ce que serait la ville étasunienne au 21ème siècle. Au contraire, on se retrouve avec une pluralité de modèles de développement qui, chacun à sa manière, tente de répondre aux enjeux de la mondialisation et du changement climatique. Par exemple, New York, « ville non américaine » selon Barack Obama, est l’archétype de la ville métropolitaine qui a su fusionner avec ses communes limitrophes pour mieux peser dans la compétition internationale.  A l’inverse, Chicago, serait le modèle de la renaissance urbaine des centre villes au moyen de la nouvelle économie et de la culture, tout en continuant de promouvoir un développement communautaire de quartiers relativement autonomes ; cette approche s’oppose à l’approche intégrée métropolitaine de New York. De son côté, Los Angeles continue de fonctionner sur modèle d’étalement urbain fragmenté sans centralité identifiée… D’autres villes comme Houston cultivent les paradoxes en s’appuyant sur l’industrie de pointe avec l’aérospatiale, mais se distinguent par une ségrégation ethnico-raciale accentuée par le désinvestissement politique des quartiers pauvres, favorisant la marginalisation des classes moyennes et supérieures dans des résidences surveillées…

Cette diversité de schéma de développement urbain est ce qui fait l’originalité des villes aux Etats Unis par rapport aux villes européennes, qui fonctionnent encore sur le même modèle de centre périphérie malgré la métropolisation récente.

S’il n’y a pas de ville étasunienne au singulier, peut-on en revanche observer des enjeux qui se posent de manière transversale à ces territoires ? 

Effectivement, malgré leur pluralité, il y a trois grands enjeux qui se posent de manière systématique à ces villes.

Le premier, peut-être le plus important des trois, reste celui de la ségrégation. Elle est à la fois sociale et ethno-raciale et elle a surtout tendance à s’accentuer depuis les années 1990 avec la crise immobilière de 2007. La ségrégation ne touche plus uniquement les centres villes mais aussi les banlieues : les blancs s’enferment dans des résidences surveillées quand les minorités raciales croupissent dans des quartiers délabrés, qu’ils soient noirs ou hispaniques. C’est donc un enjeu majeur qui devrait être véritablement pris en compte par les pouvoirs publics au risque de voir la cohésion sociale menacée tout comme le développement des villes…

Le second défi pour les villes étasuniennes concerne le développement durable. Cette question au niveau urbain ne pourra pas se résoudre sans reposer totalement la problématique des transports. La question est la suivante : est ce que l’on reste sur un modèle de développement automobile ou sur un mode de déplacement doux jouant sur la mixité entre transports collectifs et individuels ? Le modèle urbain américain est entièrement orienté autour de la voiture, c’est donc en le résolvant que l’on pourra permettre aux autres politiques publiques (logement, culture, économie) de prendre le train du développement durable.

Enfin, le dernier enjeu est d’ordre institutionnel. La politique de Barack Obama a permis d’avancer sur la politique de « fair housing » notamment en rétablissant un droit de regard de l’Etat fédéral sur la ségrégation au niveau local. Durant la crise immobilière de 2007 pour empêcher que les ménages les plus modestes ne perdent leur maison, l’Etat a lancé un programme de financement pour empêcher les saisies… Aujourd’hui avec l’élection de Donald Trump, c’est un retour à la politique du new-fédéralisme qui se profile. C’est-à-dire que toutes les politiques de développement durable, de « fair housing » et les financements fédéraux vont se réduire pour davantage d’autonomie du local. Donc il y a un risque de voir les inégalités territoriales s’accentuer à l’échelle des villes et plus largement du pays.

La question de l’inégalité territoriale est justement au cœur de vos travaux sur les politiques de renouvellement des centres urbains.  Votre thèse de doctorat portait notamment sur la mise en œuvre de la mixité sociale par la rénovation urbaine dans les métropoles de Paris et Chicago. Quelles sont les différences d’approches entre la politique française et la politique étasunienne dans ce domaine ?

Il y a une forme de symétrie dans les grandes orientations de ces politiques de part et d’autre de l’Atlantique mais avec un décalage dans le temps.

Dans les années 1950 aux Etats Unis, il y a eu une grande politique d’éradication des bidonvilles qui s’est concrétisée par la création de grands ensembles d’habitats sociaux qui deviennent rapidement un deuxième ghetto. C’est exactement ce qui se passe en France entre les années 1960 et 1970 mais avec 10 ans de décalage.

La deuxième génération des politiques de rénovation urbaine commence sous de la présidence de G. Bush en 1989 et s’accentue sous B. Clinton. Ce dernier y voit une opportunité pour faire renaître les centres urbains des grandes villes. C’est un nouvel urbanisme fondé sur la mixité sociale et qui fonctionne selon la logique des 3 tiers :  1/3 de logements sociaux 1/3 de logements abordables et le dernier tiers au prix du marché. L’objectif est de mettre fin à la concentration de la pauvreté en centre-ville par une politique de construction/reconstruction du patrimoine dégradé tout en cherchant à implanter une mixité d’usage : petits commerces, petites activités, équipements culturels.  En France, une politique relativement similaire dans ses principes s’est mise en place à partir de 2004 avec la création de l’agence nationale de rénovation urbaine (ANRU).

En revanche, aux Etats Unis la crise immobilière de 2007 a profondément remis en cause cette politique en gelant les opérations de reconstructions et de relogement des populations. Ces résultats ont donc été relativement limités d’autant que l’objectif de mixité n’a pas réussi à réduire la ségrégation.

A partir de 2010 s’est donc ouverte une nouvelle page qui interroge la bonne échelle d’intervention pour la mise en place des politiques de mixité.  Cet objectif reste en effet très difficile à faire accepter à l’échelle intercommunale pour des élus qui sont en général hostiles à l’idée de voir de nouvelles populations arriver sur leur territoire qui sont difficilement récupérables pour leur clientèle électorale. D’où le débat actuel aux Etats Unis qui interroge la pertinence de repenser les politiques de mixité sociale à l’échelle de la métropole et de donner à l’Etat fédéral des moyens d’intervention pour l’imposer quand les blocages locaux se font trop forts.

En parallèle, les autorités locales ont également décidé d’appréhender le renouvellement urbain à l’échelle du quartier en favorisant le développement communautaire et en favorisant l’intégration des politiques publiques entre elles. La rénovation du logement ne se pense plus désormais sans intégrer la problématique économique, éducative ou de mobilité. L’objectif est de véritablement lier l’urbanisme à l’humain. Des tendances similaires sont observables en France avec la loi Lamy sur la rénovation de la politique de la ville et la loi ALUR qui ont renforcé cette transectionnalité de politiques de renouvellement urbain.

Vous parlez de développement communautaire des quartiers. Cette notion fait référence à la question de l’empowerment née au Etats Unis, c’est-à-dire l’octroi de pouvoir politique aux citoyens pour qu’ils deviennent des co-acteurs des politiques publiques. Quelles sont les différences d’appréhension entre les Etats Unis et la France de cette notion ?

Pour comprendre la différence entre l’approche française et étasunienne il faut partir du modèle d’Etat social qui distingue les deux pays. Aux Etats Unis la protection sociale est maigre et résiduelle, tout l’inverse de la France. Par exemple en France le parc de logement social représente environ 19% du parc total de logements alors qu’il n’est que de 3% outre Atlantique.

Une fois que l’on a dit ça, cela n’empêche pas que les outils et les méthodes circulent entre des régimes d’Etat providence très différents.  Mais on ne peut comprendre les dynamiques de gouvernance des villes qu’à l’échelle des Etats nations et de ce point de vue la question de la participation citoyenne n’échappe pas à la règle.

Pour la sociologue française Marie Hélène Bacqué, la notion d’empowerment vient des mouvements féministes étasuniens des années 1970. Elle s’est transposée à l’échelle politique des villes américaines progressivement face à la carence des services publics locaux qui ne permettaient pas d’assurer les services nécessaires au bien-être des citoyens. La réponse étasunienne, c’est donc de valoriser l’habitant entrepreneur capable de résoudre de par lui-même les problèmes de société que l’Etat ne peut pas traiter.

En France, l’Etat est fort et quoiqu’on en dise continue de protéger. L’importation de cette notion ne doit pas faire de la participation des habitants un prétexte pour accentuer la fragilisation des services publics et des programmes sociaux. Certes, il est important de permettre aux forces locales de s’exprimer et de prendre part à l’action publique, mais cela n’implique pas de faire reposer le développement socio-économique des quartiers en difficulté sur cette seule logique. Selon moi c’est un pari très risqué car le retour sur investissement n’est pas garanti et peut être encore moins souhaitable.