Article rédigé par Julien Meyrignac.

Tous les économistes, même de Sous-Préfectures (mes préférés, car j’adore les Sous-Préfectures qui me le rendent bien), nous le disent, nous sommes entrés dans une nouvelle ère économique et sociale.

Oui : le fordisme, la productivité qui créé la croissance qui la soutient en retour, la division verticale du travail, l’indexation des salaires au bénéfice de la consommation de masse, c’est terminé.

L’aplatissement du monde, l’horizontalisation de l’économie, créent un nouveau paradigme : désormais, chacun est destiné à devenir entrepreneur de lui-même (monsieur ou madame tout(e)-seul(e) dans sa cuisine), dans un écosystème glocal (global et local), comptant sur son talent et sa forme physique en perpétuelle régénération et sur l’efficacité de son réseau de latéraux (les autres monsieur ou madame tout(e) seul(e) dans sa cuisine ou dans son trou dans un plateau de coworking).

On nous explique que cette (r)évolution est formidable, émancipatrice, enrichissante, etc. Que le service l’emporte sur les biens et qu’il est entendu garanti et illimité (pack). Que l’entreprise désormais n‘est plus qu’un format dans lequel mettre en commun certaines dépenses (hors les salaires) afin de financer la recherche et développement, le café éco-responsable (pour pas que tu faiblisses) et la table de ping-pong (pour que tu croies que le taf, c’est chez toi, et réciproquement).

 

Et un terme s’est imposé pour nommer cette (r)évolution : Ubérisation.

Semblant inéluctable, l’Ubérisation fait exploser les carcans qui entravent les vieux métiers serviciels, au premier rang desquels ceux qui sont supposés prospérer sur une rente de situation (taxis, hôtellerie, etc), et offrir des milliers de jobs à tous ceux qui seront candidats à l’agilité.

Evidemment, quelques vieux cons dont je suis, le climat de province, sans aucun doute, ne peuvent s’empêcher de crier à la supercherie, arguant qu’il faut distinguer ce qui est pris de ce qui est créé (aucune société n’a prospéré de la piraterie), qu’un uber-job n’est pas une situation ni au sens social (t’es tout seul, mec), ni au sens économique (tu galères, mec), et qu’en dehors de quelques poches de prospérité dans les territoires de la net-économie, tout cela ne produit que des travailleurs pauvres soutenus par l’Etat et/ou leur famille et/ou leur malice, dont le quotidien serait bien difficile sans RSA, et/ou sans mamie Thérèse, et/ou sans black.

Pourtant, tous font bonne figure sur leurs sites internet ou les réseaux sociaux, où il est si facile de faire passer un œuf pour un bœuf. L’Ubérisation appelant l’arnaque et réciproquement (rien ne se vérifie, tout se nivelle, tout se prétend).

Difficile de ne pas voir dans cette prétendue (r)évolution un maigre pis-aller de la décroissance, cyniquement offert à une génération désabusée par le réel. Au bénéfice complice des multinationales avides et des Etats défaillants.

Mon esprit chagrin se transforme en colère face à la propagation ultra-rapide et sans entrave de l’esprit (surtout) et de l’œuvre (aussi) de l’Uberisation dans toute l’économie, et particulièrement dans nos métiers du conseil en aménagement du territoire et urbanisme.

L’Ubérisation y rencontre un terrain très favorable, les procédures réglementaires de planification et pré-opérationnelles exigeant toujours plus de moyens, tandis que les collectivités locales voient leurs finances se réduire comme neige au soleil.

 

L’Ubérisation opère alors souvent comme par magie pure.

Lors de la sélection des prestataires d’abord, quand le maître d’ouvrage appâté par une proposition financière anormalement basse, que seule justifie la précarité et les insuffisances de son auteur, feint de croire à la supercherie qui lui est proposée, jusque dans la notation des moyens et références.

Mais comment être, par exemple, abusé par ce concurrent nantais qui certes, ne fait pas dans la finesse question mimétisme ? (Est-ce lors de cet entretien d’embauche raté chez nous que son fondateur a eu l’idée de purement et simplement dupliquer Citadia, dans le discours et presque le nom ? Petite suggestion de nom pour les prochains : Shitadia) Il suffit pourtant de rapprocher certains chiffres pour être convaincu que leurs moyens ne sont que prétendus, leurs « salariés » ne sont que des « associés » et autres « partenaires » etc. Faible, fragile, j’oserais même provisoire.

Mais alors à quoi servent toutes ces formalités dans les marchés publics ? Toutes ces attestations sur l’honneur ? S’il est si facile d’abuser le donneur d’ordre sur la forme et les garanties des soumissionnaires ? De ne pas déclarer de sous-traitant quand il est évident dès le départ qu’un soumissionnaire va y avoir recours car c’est son modèle économique même ? (Et je n’évoquerai pas ici le cas des stagiaires : légiférer sur leur nombre, très bien ; mais qui contrôle ?)

En apparence, tout le monde semble avoir à y gagner, le maître d’ouvrage qui économise, et l’attributaire qui a réussi son coup, c’est-à-dire rester en vie jusqu’à la prochaine, voire tirer parti du système. Comme un de nos délicieux concurrents marseillais, surnommé la mule du Pape, grand moralisateur à ses (nombreuses) heures perdues, qui fait son beurre en barattant une flopée de jeunes, par lui poussés à l’auto-entreprenariat dès les bancs de l’Université où il sévit.

Facile Emile ! Un auto-entrepreneur coûte minimum deux fois moins cher qu’un salarié, et adieu la convention collective, il est corvéable à merci et remerciable instantanément.

Donc tout le monde ne gagne pas au jeu de l’Ubérisation, en tout cas pas tous ces jeunes jetés sans accompagnement dans le grand bain professionnel par l’auto-entreprenariat, pour des revenus de misère parfois pendant des années. J’en rencontre lors de chaque session d’embauche et cela me révolte.

Dans ce contexte, quand je lis la « Déontologie des urbanistes » publiée par l’Office Professionnel de Qualification des Urbanistes (cahier du Moniteur du 15 juillet 2016), et notamment le chapitre 6 concernant « confraternité et collaborations professionnelles », j’appelle l’OPQU à prendre ses responsabilités concernant certains de ses qualifiés.

La magie de l’Ubérisation opère également dans les relations contractuelles lors de l’exécution du marché, le prestataire étant sommé d’assurer coûte que coûte un service total et illimité, quels que soient les errements et arguties du maître d’ouvrage (combien de marchés publics aux clauses léonines telles que « le prestataire assurera toutes les réunions qui seront nécessaires au bon déroulement de la mission, sans limitation de nombre »).

S’est instauré dans nombre de missions, un nouveau climat aux vapeurs sado-masochistes, qui peut être résumé en deux termes : obéissance et urgence.

Par la magie de l’internet mobile (à quand une application Myurbanist, un jeu dans lequel il faut aligner un mensonge, une vexation et une insulte pour passer en conseil municipal ?), l’habitant harcèle l’élu, l’élu harcèle le fonctionnaire, le fonctionnaire harcèle l’urbaniste qui court le long de la ligne de touche surveillé par un agent de la DDT(M).

Le PLU, c’est tout compris, compris ? Qu’il y ait 20 ou 40 réunions (y compris les réunions qui préparent les réunions préparatoires au cotech qui précède le copil), 3 ou 6 OAP… Particulièrement en raison du fait que vous (Citadia) étiez les plus chers et qu’à ce prix-là c’est plus encore qu’à l’accoutumée du all inclusive. Sauf qu’à ce prix-là nous payons des salaires conformes à la convention collective, des charges, des frais fixes comme un management orienté sur l’innovation ou l’assistance juridique interne qui sécurise les procédures.

Et le PLU c’est vite, compris ? Même lorsque les problématiques soulevées exigent réflexion et débat, même lorsque cela patine au niveau de la validation : la technique doit donner l’illusion d’avancer. C’est le syndrome du rocking-chair : du mouvement mais une progression nulle.

Il faut imaginer le climat de stress qui règne désormais souvent dans les agences de Citadia, quand certaines exigences bafouent les règles communes consignées dans notre Charte de Responsabilité Sociale et Sociétale, alors même qu’il s’agit parfois d’un critère de sélection pour l’attribution des marchés publics !

C’est peut-être comme cela que la boucle pourrait se boucler : de guerre lasse, il pourrait ne rester dans le panorama professionnel qu’une diaspora de professionnels multi-tâches (sans jeu de mot, pour une fois), réunis en d’opportunes équipes pour affronter un chemin de croix relationnel avec les donneurs d’ordres, sans lucidité, sans confiance, sans respect.

A moins qu’un sursaut collectif ne confirme le crédit mérité par ceux qui ont toujours respecté l’humain, la loi et les apparences.